Horreur : des « pas concernés » sont dans la rue contre la loi El Khomri !
La chronique de Claude Baudry
Vendredi 20
MAI 2016
MAI 2016
Critique des médias
Nous sommes en mars 2006, très exactement le 21 mars 2006. Jean-Pierre Pernaut, du haut de sa tribune, pompeusement baptisée « Journal télévisé », est effaré par les mobilisations contre le Contrat Première Embauche (CPE) et s’indigne : « La CGT de la SNCF qui n’est pourtant pas du tout concernée par le CPE a déposé un préavis de grève nationale pour le mardi 28. » Dix ans plus tard, le même, imperturbable et inamovible, se rebelle : des fonctionnaires sont dans la rue alors qu’ils ne sont pas concernés. Une révolte qui témoigne d’une grande souffrance, partagée par de nombreux confrères en éditocratie. Petit échantillon de ces cris de douleur contre la présence de « pas concernés » dans les manifestations.
On les a découverts dès le 8 mars, veille de manifestation, sur le Huffington Post, sous le titre : « Les fonctionnaires en grève... alors que la loi El Khomri ne les concerne pas », avec pour seul argument que ladite loi ne s’applique pas aux fonctionnaires. Un article dont la patronne – Anne Sinclair – était si fière qu’elle s’empressa de le twitter :
Le 9 mars, lors de la matinale de France inter, Patrick Cohen pleurnicha : « Les manifestants qu’on verra dans la rue ne sont pas tous concernés. » Et Dominique Seux, ainsi introduit, répandit ses chaudes larmes : « Alors la CGT et FO représentent bien sûr, évidemment, les salariés concernés. Mais la FSU dont les adhérents sont des fonctionnaires de l’Education nationale, c’est moins évident. La Fédération CGT des services publics, c’est curieux aussi, comme Sud-PTT, c’est curieux aussi. Et puis il y a les salariés des entreprises publiques qui défendent leur statut qui n’a rien à voir avec un CDI classique. »
Le même jour, au 20 Heures de TF1, Gilles Bouleau déplora : « Eux ne sont en aucune manière concernés par la réforme du code du travail puisqu’ils sont salariés d’une entreprise publique et ont donc la garantie de l’emploi : les cheminots étaient en grève aujourd’hui. » Direction : les gares pour interroger quelques usagers.
Le soir de la manifestation du 31 mars, on découvrit cette plainte publiée par Le Monde (« Loi travail : “Je suis venue défendre l’avenir des jeunes” ») : « Dans le cortège parisien, travailleurs du privé, fonctionnaires, professions libérales, chômeurs, jeunes et retraités ont défilé côte-à-côte sous une pluie battante contre le projet de loi sur le travail, quand bien même tous ne sont pas concernés. »
TENTATIVES DE DIVISION
Le même soir, on entendit des sanglots, sur BFM-TV, dans la bouche du « présentateur » Olivier Truchot, lors d’un interrogatoire de Pierre Laurent (secrétaire national du PCF) et dans la bouche de Sophie Coignard (du Point), à l’occasion du « débat » qui suivit. La même Sophie Coignard se citait elle-même puisque dès le 9 mars, dans l’hebdomadaire qui l’emploie (sous le titre : « Manifestations contre la loi travail : des carpes et des lapins ») elle avait expliqué en vidéo : « Il n’y a rien de commun entre les mouvements de grève à la SNCF et à la RATP et les manifestations contre la loi El Khomri. Sauf la passion du statu quo. »
Et l’on a pu lire une version grinçante de cette déploration dans un tweet de Jean-Michel Aphatie :
Tout cela était si évident que l’on pouvait s’étonner de ne pas avoir lu ou entendu asséner : « Les lycéens ne sont pas concernés puisqu’ils ne sont même pas en recherche d’emploi : qu’ils passent leur bac d’abord ! » C’était sans compter sur le 1er avril et sur la capacité de Jean-Marc Morandini de tout transformer en farce, dans son émission sur Europe 1, « Le grand direct de l’actu ». Titre de l’émission du jour « Manifestations : faut-il renvoyer les lycéens en cours ? ».
LES LYCÉENS DANS LA RUE
La question se pose et Jean-Marc Morandini la pose : « Faut-il continuer à manifester ou faut-il renvoyer les lycéens en cours ? […] Ont-ils raison d’être dans la rue ou est-ce une excuse de plus pour ne pas travailler ? » S’adressant à Samya Mokthar (présidente de l’Union nationale lycéenne, une association de « pas concernés »), notre géant de l’info soumet sa réponse sous forme de feinte incompréhension : « On a du mal un peu à comprendre ce que les lycéens font dans la rue parce que vous n’êtes pas du tout concernés par cette loi travail. » Et Samya Mokthar de répondre : « Nous sommes les salariés de demain… » Mais on n’arrête pas un géant de l’info par ce genre d’anticipation. Attention, accrochez-vous ! C’est du lourd :
– Jean-Marc Morandini : « Vous savez que d’ici demain, il va y avoir 25 lois travail nouvelles, parce que les lois y’en a sans arrêt, ça change sans arrêt ; ça change tous les ans, donc je pense que même vous quand vous allez travailler, je ne pense pas que ça soit cette loi travail qui s’appliquera pour vous. »
Et encore : « Mais juste vous pensez que ne pas aller en cours, être dans la rue, bloquer les lycées, ça, ça prépare bien votre avenir ? »
OPINER DIFFÉREMMENT
Ces inestimables manifestations de la liberté d’opiner ne laissent guère de place à la liberté d’opiner différemment. Pourtant à ces commentaires à sens unique, on peut aisément en opposer d’autres : que les contrats de travail des agents d’EDF ou de nombre de salariés de la Poste sont désormais des contrats de droit privé, que les emplois précaires prolifèrent dans la fonction publique, que les fonctionnaires ont des enfants et qu’ils se préoccupent de leur avenir, que les transformations régressives qui touchent le secteur privé servent en général d’argument pour s’attaquer aux droit des salariés du secteur public traités en privilégiés, etc.
On pourrait ajouter que l’on ne peut à la fois dénoncer le « corporatisme » de certains syndicats du secteur public lorsqu’ils défendent le statut des fonctionnaires et dénoncer leur absence de corporatisme quand ils participent au mouvement contre la loi travail. Mais quelques importants ne sont pas à une contradiction près, tant que cela leur permet de délégitimer la moindre mobilisation sociale.
POURTANT, L'ESSENTIEL EST AILLEURS
Que nombre de chroniqueurs et éditorialistes ne comprennent rien aux mouvements sociaux n’est ni nouveau, ni surprenant. Mais qu’ils se sentent, malgré eux, obligés de l’avouer ainsi publiquement en dit aussi long sur les effets de la position sociale qu’ils occupent que de fines analyses sociologiques. Ces inestimables individualités qui se croient en état d’apesanteur sociale laissent entendre que, pour être « concerné », il faut être personnellement et directement touché. On comprend dès lors pourquoi ils ne sont pas « concernés » par la précarité et les conditions de travail des soutiers de l’information et par les suppressions d’emplois qui frappent leur entreprise ou les entreprises voisines. Que chacun vaque à ses affaires et s’occupe de sa chapelle !
Soyons rassurés : nos détecteurs de « pas concernés » n’ont pas encore opposé, à celles et ceux qui font cause commune par solidarité, que seuls les mal-logés sont concernés par la solidarité avec les sans-abris ou que seuls des exilés sont concernés par la solidarité avec les migrants.
Solidarité ? Sans doute une passion triste aux yeux des gais lurons de l’éditocratie.
Le 9 mars, lors de la matinale de France inter, Patrick Cohen pleurnicha : « Les manifestants qu’on verra dans la rue ne sont pas tous concernés. » Et Dominique Seux, ainsi introduit, répandit ses chaudes larmes : « Alors la CGT et FO représentent bien sûr, évidemment, les salariés concernés. Mais la FSU dont les adhérents sont des fonctionnaires de l’Education nationale, c’est moins évident. La Fédération CGT des services publics, c’est curieux aussi, comme Sud-PTT, c’est curieux aussi. Et puis il y a les salariés des entreprises publiques qui défendent leur statut qui n’a rien à voir avec un CDI classique. »
Le même jour, au 20 Heures de TF1, Gilles Bouleau déplora : « Eux ne sont en aucune manière concernés par la réforme du code du travail puisqu’ils sont salariés d’une entreprise publique et ont donc la garantie de l’emploi : les cheminots étaient en grève aujourd’hui. » Direction : les gares pour interroger quelques usagers.
Le soir de la manifestation du 31 mars, on découvrit cette plainte publiée par Le Monde (« Loi travail : “Je suis venue défendre l’avenir des jeunes” ») : « Dans le cortège parisien, travailleurs du privé, fonctionnaires, professions libérales, chômeurs, jeunes et retraités ont défilé côte-à-côte sous une pluie battante contre le projet de loi sur le travail, quand bien même tous ne sont pas concernés. »
TENTATIVES DE DIVISION
Le même soir, on entendit des sanglots, sur BFM-TV, dans la bouche du « présentateur » Olivier Truchot, lors d’un interrogatoire de Pierre Laurent (secrétaire national du PCF) et dans la bouche de Sophie Coignard (du Point), à l’occasion du « débat » qui suivit. La même Sophie Coignard se citait elle-même puisque dès le 9 mars, dans l’hebdomadaire qui l’emploie (sous le titre : « Manifestations contre la loi travail : des carpes et des lapins ») elle avait expliqué en vidéo : « Il n’y a rien de commun entre les mouvements de grève à la SNCF et à la RATP et les manifestations contre la loi El Khomri. Sauf la passion du statu quo. »
Et l’on a pu lire une version grinçante de cette déploration dans un tweet de Jean-Michel Aphatie :
Tout cela était si évident que l’on pouvait s’étonner de ne pas avoir lu ou entendu asséner : « Les lycéens ne sont pas concernés puisqu’ils ne sont même pas en recherche d’emploi : qu’ils passent leur bac d’abord ! » C’était sans compter sur le 1er avril et sur la capacité de Jean-Marc Morandini de tout transformer en farce, dans son émission sur Europe 1, « Le grand direct de l’actu ». Titre de l’émission du jour « Manifestations : faut-il renvoyer les lycéens en cours ? ».
LES LYCÉENS DANS LA RUE
La question se pose et Jean-Marc Morandini la pose : « Faut-il continuer à manifester ou faut-il renvoyer les lycéens en cours ? […] Ont-ils raison d’être dans la rue ou est-ce une excuse de plus pour ne pas travailler ? » S’adressant à Samya Mokthar (présidente de l’Union nationale lycéenne, une association de « pas concernés »), notre géant de l’info soumet sa réponse sous forme de feinte incompréhension : « On a du mal un peu à comprendre ce que les lycéens font dans la rue parce que vous n’êtes pas du tout concernés par cette loi travail. » Et Samya Mokthar de répondre : « Nous sommes les salariés de demain… » Mais on n’arrête pas un géant de l’info par ce genre d’anticipation. Attention, accrochez-vous ! C’est du lourd :
– Jean-Marc Morandini : « Vous savez que d’ici demain, il va y avoir 25 lois travail nouvelles, parce que les lois y’en a sans arrêt, ça change sans arrêt ; ça change tous les ans, donc je pense que même vous quand vous allez travailler, je ne pense pas que ça soit cette loi travail qui s’appliquera pour vous. »
Et encore : « Mais juste vous pensez que ne pas aller en cours, être dans la rue, bloquer les lycées, ça, ça prépare bien votre avenir ? »
OPINER DIFFÉREMMENT
Ces inestimables manifestations de la liberté d’opiner ne laissent guère de place à la liberté d’opiner différemment. Pourtant à ces commentaires à sens unique, on peut aisément en opposer d’autres : que les contrats de travail des agents d’EDF ou de nombre de salariés de la Poste sont désormais des contrats de droit privé, que les emplois précaires prolifèrent dans la fonction publique, que les fonctionnaires ont des enfants et qu’ils se préoccupent de leur avenir, que les transformations régressives qui touchent le secteur privé servent en général d’argument pour s’attaquer aux droit des salariés du secteur public traités en privilégiés, etc.
On pourrait ajouter que l’on ne peut à la fois dénoncer le « corporatisme » de certains syndicats du secteur public lorsqu’ils défendent le statut des fonctionnaires et dénoncer leur absence de corporatisme quand ils participent au mouvement contre la loi travail. Mais quelques importants ne sont pas à une contradiction près, tant que cela leur permet de délégitimer la moindre mobilisation sociale.
POURTANT, L'ESSENTIEL EST AILLEURS
Que nombre de chroniqueurs et éditorialistes ne comprennent rien aux mouvements sociaux n’est ni nouveau, ni surprenant. Mais qu’ils se sentent, malgré eux, obligés de l’avouer ainsi publiquement en dit aussi long sur les effets de la position sociale qu’ils occupent que de fines analyses sociologiques. Ces inestimables individualités qui se croient en état d’apesanteur sociale laissent entendre que, pour être « concerné », il faut être personnellement et directement touché. On comprend dès lors pourquoi ils ne sont pas « concernés » par la précarité et les conditions de travail des soutiers de l’information et par les suppressions d’emplois qui frappent leur entreprise ou les entreprises voisines. Que chacun vaque à ses affaires et s’occupe de sa chapelle !
Soyons rassurés : nos détecteurs de « pas concernés » n’ont pas encore opposé, à celles et ceux qui font cause commune par solidarité, que seuls les mal-logés sont concernés par la solidarité avec les sans-abris ou que seuls des exilés sont concernés par la solidarité avec les migrants.
Solidarité ? Sans doute une passion triste aux yeux des gais lurons de l’éditocratie.
Henri Maller, animateur Acrimed
(Mis en ligne avec l'aimable autorisation de La Revue du projet)
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