« Fidel est le transformateur radical de Cuba »
Disparitions
Dimanche 27
NOVEMBRE 2016
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Fidel Castro est décédé le 25 novembre à Cuba. Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique, à l'occasion de la publication de son livre, Fidel Castro, biographie à deux voix, évoque pour l'Humanité un récit témoignage de l'ex-président cubain.
Fidel Castro s'exprimant aussi longuement, le fait n'est pas rare mais c'est exceptionnel lors d'un entretien. Dans quelles conditions avez-vous réalisé cette Biographie à deux voix ?
Ignacio Ramonet. Au départ c'est une proposition que j'ai faite en 2002. Fidel Castro avait lu les livres que j'avais écrits, notamment les entretiens avec le sous-commandant Marcos, il savait aussi un peu ce que j'avais fait sur le Forum social mondial. Au bout d'un an, il m'a donné son accord et nous avons pu travailler. J'ai trouvé de bonnes conditions. Pour Fidel Castro, c'est aussi une question d'âge. L'idée de laisser un témoignage lui trottait dans la tête. Il sentait bien qu'il n'était pas possible de le faire pour des raisons d'urgence permanente dans laquelle il est.
Nous nous sommes vus plusieurs fois en 2003, 2004 puis en 2005. Mais à chaque fois c'était plus difficile qu'au départ ; il n'a pas du tout regardé la première édition du livre, il l'a autorisée. Puis il s'est mis à travailler sur l'ouvrage, à réécrire un nombre de données, apportant plus de détails et d'éléments historiques. Il a ajouté les lettres échangées avec Kroutchev ou celles envoyées à Saddam Hussein. Tout cela est totalement inédit. Il a ajouté des précisions sur sa mère dont il parle pour la première fois, repris le récit du coup d'État fomenté contre Hugo Chavez, on a pu terminer le chapitre sur la France qui n'était pas dans la première édition. Là, il s'est vraiment investi, et cette charge, estiment certains, a pu contribuer au stress avant sa maladie.
Il a terminé ce travail en novembre 2006. C'est un peu son témoignage, sa version des faits, ses mémoires. C'est cela qu'il veut dire. Il l'a assumé comme tel. J'ajouterai que l'un des projets du livre était d'essayer de comprendre comment Fidel Castro est devenu Fidel Castro. Une partie du récit est ainsi consacrée à son enfance où il explique en fait pourquoi il est devenu un rebelle.
Vous dites que Fidel Castro est un personnage hors du commun, un "monstre sacré". Beaucoup considèrent au contraire qu'il est un dictateur. Comment perçoit-il ces jugements ambivalents portés sur lui ?
Ignacio Ramonet. Je lui ai demandé comment vivait-il cette relation d'amour et de haine qu'il y a à son égard. Sa réflexion est de l'ordre de la modestie. Il dit qu'il n'y a pas de raison de l'aimer. Il ajoute nous avons toujours été contre le culte de la personnalité. Tout ce qu'on a réalisé c'est ce qu'on avait promis et ce que tout le monde devrait faire, c'est-à-dire mettre en oeuvre des réformes sociales, aider les gens, permettre l'épanouissement des enfants, l'éducation, la culture. Pour lui, c'est naturel. Quant à la détestation il avoue ne pas comprendre.
Est-ce que j'ai tout le pouvoir ? Non ! Nous avons une direction collégiale, répond-il. Il est clair que Fidel Castro, institutionnellement, cumule un certain nombre de fonctions très importantes. Il est premier secrétaire du parti, président du Conseil d'État, président du Conseil des ministres, chef de l'armée. Pour moi son autorité ne vient pas de là. Elle vient de ses fonctions symboliques, c'est-à-dire le fait que Fidel Castro est un cas quasiment unique dans l'histoire des expériences révolutionnaires.
On a à la fois le principal théoricien, le vainqueur militaire, le fondateur de l'État et le stratège politique de ce pays pendant cinquante ans. En quelque sorte il est la somme de Lénine et de Trotsky. Bien qu'il admire aussi chez Mao le chef militaire, il lui reproche son culte de la personnalité, sa transformation en Dieu vivant, ce qui pour lui n'est pas acceptable. Il a essayé de l'éviter. Cette dimension lui confère une autorité énorme dans le pays. Alors est-ce qu'il fonctionne comme un dictateur ? Si l'on prend le terme dans son acception romaine ou grecque dans l'antiquité, bien entendu oui. Finalement il est un peu le Napoléon - personnalité historique préférée des Français - de Cuba.
À la différence de Napoléon, Fidel Castro a fait beaucoup moins de guerres destructrices. Ces deux aspects cohabitent chez lui et ajoutent à la complexité du personnage. Il le sait. Est-ce que par ailleurs il est préoccupé par l'image qu'il laissera dans l'histoire ? Là aussi il dit que ce n'est pas sa motivation. Quand on le regarde de loin, il faut reconnaître que le personnage est surdimensionné par rapport à son pays. Mais il a réussi à transformer ce qui n'était qu'une colonie américaine, un pays marginalisé, vivant de la monoculture du sucre en une véritable puissance politique et même militaire.
Aujourd'hui pour la première fois de son histoire, Cuba ne dépend plus d'un empire après avoir subi les dominations de l'Espagne, des États-Unis et de l'URSS envers qui d'ailleurs il garde une profonde amertume. Depuis 1991, les Cubains ne dépendent plus que d'eux-mêmes. Et, au fond, c'est maintenant qu'une nouvelle histoire commence.
Peut-on dire aussi que c'est une voie qui se cherche ?
Ignacio Ramonet. Aujourd'hui oui ! La bonne articulation c'est que Cuba a retrouvé son atmosphère naturelle. Qu'était Cuba avant la révolution ? Ce n'était pas un pays latino-américain mais un pays comme Porto Rico. Il n'appartenait pas à l'Amérique latine parce que son indépendance n'est pas intervenue au même moment et qu'elle lui a été volée par les États-Unis. Il était dans le giron américain. Les élites n'agissaient pas en direction de l'Amérique latine et beaucoup d'intellectuels ne se vivaient pas comme Latino-Américains.
l ne faut pas oublier un aspect très important, et Fidel en parle en évoquant les origines de la révolution, tout au long du XIXe siècle, la plupart de ceux qui voulaient que Cuba se sépare de l'Espagne prônaient l'association pure et simple avec les États-Unis, ils ne voulaient pas d'un Cuba indépendant. Il y avait la peur des esclaves, des Noirs. Au moment de l'indépendance, en 1898, à cause des Américains et de leur intervention, cette indépendance a été confisquée aux patriotes cubains. Pendant la période 1898-1940, il y a plus de Blancs qui arrivent à Cuba que pendant quatre siècles. Il s'agissait de blanchir la population tant la peur des Noirs était grande. Les Noirs sont demeurés dans des conditions de ségrégation terrifiante, comme celles que connaissaient certains États des États-Unis. Situation qui s'est prolongée bien après la révolution cubaine.
La situation des élites n'était donc pas une relation naturelle avec l'Amérique latine. C'est Fidel Castro et la révolution qui ont latino-américanisé Cuba. Avec cette difficulté : à peine avaient-ils réussi, disons intellectuellement, à latino-américaniser Cuba, qu'ils ont été coupés de l'Amérique latine en raison de la politique américaine. Cuba est expulsé de l'OEA (Organisation des États américains) en 1963 et ne garde alors de relations qu'avec le Mexique. Ce n'est qu'aujourd'hui, cinquante ans après la révolution, que Cuba a de nombreuses relations avec les pays latino-américains et que la révolution a une incroyable cote dans les milieux populaires du continent.
Fidel Castro évoque souvent Che Guevara pour qui il a une grande admiration. On est loin des rapports souvent décrits comme ayant été conflictuels...
Ignacio Ramonet. Le Che est probablement son partenaire intellectuel le plus important. On a l'impression que Fidel est un homme seul. Il parle bien sûr, il y a des gens intéressants dans son entourage, mais il n'y a personne qui puisse dialoguer avec lui. Personne n'a repris la fonction de Che Guevara de discuter en complice, en copain et en théoricien de la révolution avec lui. Tout ce qui a été raconté sur leur inimitié ne tient pas debout quand on connaît l'histoire, quand on sait comment çà s'est passé jusqu'au bout, quand le Che est revenu clandestinement à Cuba pour repartir en Bolivie.
Il y a une grande liberté de ton dans la prise de parole de Fidel qui évoque toutes sortes de sujets que vous lui soumettez. N'y aurait-il plus de tabous ?
Ignacio Ramonet. Ce livre est diffusé à Cuba. Les gens se l'arrachent parce qu'il parle des femmes, des Noirs, des homosexuels, de la religion et quantité d'autres sujets. Il évoque aussi ceux qui sont partis de Cuba. C'est la première fois par exemple que sont cités les noms de dirigeants de la première heure qui ont « trahi » et d'exilés comme Rafaël del Pino ou Hubert Matos. Ou encore ceux de hauts responsables écartés de leurs fonctions en raison de leur mauvais comportement comme Carlos Aldana ou Roberto Robaina. Pour Cuba ce sont de petites « bombes », c'est très important.
Pour autant est-ce que Fidel dit tout ? Par Exemple sur l'affaire Ochoa, on reste sur sa faim.
Ignacio Ramonet. Non je ne pense pas qu'il dise tout. Sur l'affaire Ochoa c'est vrai, on aimerait en savoir un peu plus. Mais la vraie question est celle-ci : est-ce que Ochoa (1) était un rival politique ? Fidel balaie cette considération comme étant dépourvue de sens, il ne l'étaie pas. Il n'est pas tout seul. Il y a les commandants qui ont toute l'histoire de la révolution avec eux. On voit mal comment Ochoa aurait fait l'unanimité et aurait tiré une légitimité qui ne serait pas fondée sur cette expérience-là. On ne lui connaît pas de discours social.
Est-ce qu'il voulait donner un sens différent à la révolution ? À l'époque on l'a dit gorbatchevien... Mais rien ne vient appuyer cette thèse, ni texte, ni discours ni déclaration. Il est clair que les gens regrettent cette affaire et la condamnation à mort d'Ochoa. Fidel lui-même éprouve de la peine, mais en substance il dit qu'il n'avait pas le droit d'avoir de la peine. Pour lui, Ochoa menaçait la révolution parce qu'il donnait l'argument que les Américains attendaient : Cuba est lié aux narco-trafiquants. C'est son explication. Les réponses sont les siennes.
Quel est selon vous l'héritage que laissera Fidel Castro pour Cuba et les Cubains ?
Ignacio Ramonet. C'est un héritage pour le bien ou pour le mal, positif pour les uns, négatif pour les autres. Mais il marquera le pays pour les deux prochains siècles. Fidel est le transformateur radical de Cuba. Dans une certaine mesure, il a inventé les Cubains et la cubanité. Il va peser lourd dans la continuité. C'est un homme qui a profondément marqué son pays, qui a conduit l'ensemble des Cubains à un niveau culturel relativement élevé. Le niveau minimal d'éducation à Cuba est le brevet. C'est une véritable révolution culturelle.
Il est aussi l'homme qui a dû diriger son pays en état de siège, d'isolement en raison de son insularité et de l'embargo imposé par les Américains. Il a donc dû diriger un pays dans des conditions très difficiles où il fallu à deux reprises, après la révolution et le boycott américain puis le départ des Soviétiques, repartir pratiquement de zéro. N'importe quel pays, dans de telles conditions, aurait vécu dans des situations forcément très compliquées. Il est clair que c'est une période de pénurie. On y associera probablement aussi le manque de liberté politique, de liberté d'expression, d'information.
S'il a apporté l'éducation pourquoi n'a-t-il permis la pluralité ? Il y a le parti unique. Indiscutablement peu d'hommes autant que lui ont marqué l'histoire de leur pays. Sa longévité est unique. Il prend le pouvoir le 8 février 1959 exactement le jour de l'entrée en fonction du général de Gaulle, il a connu dix présidents américains, les Cubains ne connaissent que lui. Cette empreinte peut être un jour effacée. Les Cubains s'accordent aujourd'hui sur les acquis de la révolution, les services publics comme l'éducation ou la santé. Dans leur immense majorité ils ne sont pas prêts à les abandonner. Mais beaucoup de changements peuvent se produire, c'est évident.
Peut-on dire que dans sa perception du monde Fidel Castro est un visionnaire ? Que pense-t-il de la globalisation et de l'altermondialisme ?
Ignacio Ramonet. Ça l'intéresse. Fidel est un socialiste. Il le répète souvent « je suis marxiste-léniniste ». Pour lui une société organisée en fonction du capital et du profit, par le marché, est une société qui n'a pas d'avenir. Il se place d'un point de vue pratique. D'ailleurs dans les circonstances actuelles ça n'a pas d'avenir car la nature elle-même finit par s'épuiser. Il a une dimension écologique. C'est un écologiste très radical, en avance depuis longtemps.
Pour cette double raison (marxiste et écologique) il pense que l'ultralibéralisme et la mondialisation ne sont pas des solutions. Il ne conçoit pas une humanité de 7 milliards d'habitants vivant avec un niveau de gaspillage comme celui des Américains. C'est tout simplement voué à l'échec. Lui est socialiste avec des conceptions sur ce que doit être le partage, l'égalité, l'accroissement des avantages pour tous, mais il n'est pas dogmatique. À aucun moment il ne parle de modèle socialiste applicable n'importe où. Lui-même vous dit on tâtonne, on essaie de trouver des solutions, mais d'autres pays doivent trouver leurs propres solutions.
C'est pour cette raison qu'il affirme n'avoir jamais exporté la révolution cubaine, une autre idée qui traîne beaucoup. Les Cubains ont aidé dans des pays où les conditions, subjectives et objectives, étaient réunies, où il y avait des gens qui se révoltaient et qui n'avaient pas de relation avec Cuba. C'est aussi pourquoi les Cubains ne sont jamais intervenus au Mexique, pays avec lequel il entretient des relations diplomatiques. Les Cubains sont très respectueux des lois internationales.
Pour reprendre une formule beaucoup entendue à Cuba ces derniers temps, après Fidel quoi ?
Ignacio Ramonet. Lui-même a anticipé l'affaire... Ce qui vient de se passer à Cuba donne une idée de ce qui se passerait si vraiment Fidel disparaissait. C'est-à-dire, il va y avoir au moins un temps une continuité. Je ne partage pas l'analyse de ceux qui, notamment aux États-Unis, en Floride, ou chez quelques excités chez nous, pensent que les gens vont se révolter, et qu'il y aura un renversement. Non, ils l'auraient déjà fait puisque Fidel Castro était totalement empêché. Certains disent que la voie, après la révolution, va être à la vietnamienne ou à la chinoise. Mais il est très possible que ce soit à la cubaine.
Les Cubains ne se jetteront dans les bras de personne. Ils sont vraiment indépendants depuis 1992. Évidemment ils ont mangé de la vache enragée avec la période spéciale et savent le prix de la dépendance. Rien ne les gêne. On voit bien qu'ils passent des accords avec des pays voisins, même d'ailleurs avec les Américains pour l'alimentation. Ils ont leur voie. Ils ne vont pas imiter la Chine car ils sont assez réservés sur le modèle adopté.
La voie de l'enrichissement n'est pas la leur. Que se passe-t-il aujourd'hui ? L'équipe collégiale au pouvoir gouverne selon un plan très réaliste. Elle identifie les principaux problèmes de la population au nombre au moins de trois : l'alimentation et la nécessité de trouver facilement de quoi vivre, les transports publics qui sont un calvaire et les logements délabrés. Elle n'est pas en train de réfléchir quel nouveau socialisme Cuba va développer mais comment elle va résoudre les problèmes des gens. Et cela ressemble plus à Raul qui n'est pas un théoricien mais un organisateur.
Fidel Castro, Biographie à deux voix, par Ignacio Ramonet. Éditions Fayard-Galilée, février 2007. 700 pages, 28 euros. On peut se procurer l'ouvrage auprès de l'association Cuba Si France 01.43.36.37.50 ; cubasifrance@wanadoo.fr.
Note (1) Le général Arnaldo Ochoa, vétéran de la sierra Maestra, qui s'est distingué notamment au cours des guerres d'Éthiopie et d'Angola, est accusé en 1989 de corruption et de trafic de drogue. Il sera fusillé pour haute trahison.
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